Trente-trois

Dès que Marguerite reconnut la voix de Tessa, Tess en personne sortit de derrière (ou, d’une certaine manière, de l’intérieur de) la plus proche colonne iridescente.

Sauf que, et Marguerite s’en rendit tout de suite compte, ce n’était pas vraiment Tess. C’était son portrait craché, jusqu’à la salopette en jean et au T-shirt jaune dont Marguerite avait habillé en hâte sa fille au moment de partir à la clinique de Blind Lake. Mais Tess n’avait jamais semblé si surréalistiquement parfaite, si illuminée de l’intérieur, si impassiblement lucide.

C’était la Fille-Miroir.

« Inutile d’avoir peur », dit celle-ci.

Si, pensa Marguerite, je crois qu’il faut que j’aie peur. « Tu es la Fille-Miroir, balbutia-t-elle.

— Tess m’appelle comme ça.

— Et qu’est-ce que tu es, en réalité ?

— Il n’y a pas de mot simple pour cela.

— C’est toi qui m’as amenée ici ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que c’était ce que tu voulais. »

Vraiment ? « Qu’est-ce que tu as à voir avec ma fille ?

— J’ai beaucoup appris de Tess.

— Tu lui as fait du mal ?

— Je ne fais pas de mal aux gens. »

Cette créature, cette chose qui s’était approprié l’apparence de Tess, avait aussi sa diction et sa manière de ne pas donner de réponse directe aux questions qu’on lui posait. « Tess dit que tu vis dans l’Œil. Dans les processeurs O/BEC.

— J’ai une sœur à Crossbank, affirma la Fille-Miroir avec fierté. Et d’autres dans les étoiles. Presque innombrables. J’ai une sœur ici. On discute entre nous. »

Cette conversation est trop bizarre pour avoir vraiment lieu, décida Marguerite. Elle avait l’évolution et l’inertie d’un rêve et, comme un rêve, il faudrait la poursuivre jusqu’au bout. La participation de Marguerite était non seulement nécessaire, mais obligatoire.

Ursa Majoris 47 avait entrepris de se coucher sur l’horizon, projetant dans le dédale des voûtes de longues ombres complexes. « Cette planète se trouve à des années et des années de la Terre », dit Marguerite en pensant au temps, à son écoulement et à ses paradoxes. « Je ne peux pas être là.

— Tu n’es pas là, dit l’image de Tess en montrant le désert, tu es là-dedans. C’est différent, ici. De plus en plus, au fur et à mesure que tu t’enfonces à l’intérieur. Tu as raison, si tu sortais d’ici, tu mourrais. Ton corps ne pourrait pas respirer ni continuer à vivre, et si tu comptais les heures, elles seraient différentes de celles de Blind Lake.

— Comment connais-tu Blind Lake ?

— J’y suis née.

— Pourquoi as-tu l’apparence de Tess ?

— Je te l’ai dit : elle m’a beaucoup appris.

— Mais pourquoi Tess ? »

La Fille-Miroir haussa les épaules d’une manière qui rappelait désespérément Tess, « Elle connaissait ma sœur à Crossbank avant ma naissance. Cela aurait pu être quelqu’un d’autre. Mais il fallait que ce soit quelqu’un. »

Comme le Sujet, se dit Marguerite. On aurait pu choisir de suivre n’importe quel individu. Mais c’est tombé sur lui.

Leur échange se déroulait sous le regard indifférent du Sujet, si toutefois son immobilité signifiait un genre ou un autre d’indifférence.

« Vas-y, dit la Fille-Miroir. Parle-lui. Ce n’est pas ce que tu veux ? »

En fin de compte, si, mais cela n’avait jamais été qu’un fantasme. Elle ne savait pas par où commencer. Elle se tourna à nouveau vers le Sujet.

« Bonjour », dit-elle d’une voix fêlée, en se sentant idiote.

Pas de réaction.

Elle regarda la Fille-Miroir d’un air d’impuissance.

« Pas comme ça. Raconte-lui une histoire, suggéra celle-ci.

— Quelle histoire ?

— La tienne. »

 

Absurde, se dit Marguerite. Elle ne pouvait pas juste lui raconter une histoire. C’était une idée puérile, une idée à la Tess. Elle était là depuis déjà trop longtemps. À l’inverse du Sujet, elle ne pouvait pas rester indéfiniment au même endroit. Elle restait un être humain mortel.

Mais alors même qu’elle brassait ces pensées, elle sentit une vague de calme l’envahir. Cela lui rappela ce qu’elle ressentait en couchant Tess, en la bordant, en lui lisant (avant que Tess devienne trop grande pour cela) un extrait des vieux et étranges livres pour enfants qu’elle-même avait trouvés si fascinants : Le Magicien d’Oz, Bilbo le Hobbit, Harry Potter. La fatigue de Marguerite s’évanouit (peut-être à cause d’un charme jeté par la Fille-Miroir) et, fermant les yeux, elle se surprit à se demander ce qu’elle pourrait raconter au Sujet sur la Terre, non son histoire ni sa géographie mais son expérience personnelle de cette planète. Il ne pourrait manquer de trouver cela d’une étrangeté effrayante. Son histoire à elle : née de manière conventionnelle, selon la biologie humaine, de deux parents humains, sa mémoire émergeant de manière diffuse d’un brouillard de berceaux et de couvertures ; l’apprentissage de son nom (elle avait été « Margie » les douze premières années de sa vie) ; le plongeon dans l’ennui, les terreurs et les rares joies de l’école (Mlle Marmette, M. Foucek, Mme Bland, austères divinités des trois premières années de primaire) ; le cycle des saisons et le nom des mois, septembre et école, novembre et les premiers véritables jours froids, janvier sombre et souvent pénible, les mois de tempête et de dégel avant juin, juin chaud et porteur de promesses, les fugaces libertés d’août ; les drames de l’enfance : appendicite, appendicectomie, grippe, pneumonie ; les amitiés naissantes, durables ou avortées ; la prise de conscience progressive de ses parents comme deux personnes réelles et distinctes qui ne se limitaient pas à subvenir à ses besoins : sa mère qui cuisinait, tenait la maison, lisait de grands livres et dessinait des croquis au fusain (des villages ruraux isolés, théoriquement espagnols, noyés dans la lumière clinique du soleil) ; son père, distant et non moins amateur de livres, pasteur presbytérien, grandiloquent seigneur des dimanches mais doux sur le front domestique, son père qui lui avait souvent semblé un homme seul, seul pour Dieu, seul pour la grande architecture du cosmos, l’échafaudage de significations qu’il imaginait lorsqu’il lisait les Évangiles synoptiques et auquel, lui avait-il avoué un jour, il n’avait jamais vraiment réussi à croire ; sa propre curiosité naissante envers le monde, la place de celui-ci dans le temps et sa place à elle dans la nature, une curiosité strictement scientifique, du moins de la manière dont elle comprenait le mot « science » d’après les émissions vidéo et les romans spéculatifs : la sensation agréable que procurait la compréhension des connaissances générales sur les planètes, les lunes, les étoiles, les galaxies, leurs débuts et leurs fins ultimes, de savourer même les questions sans réponse parce qu’elles étaient partagées, reconnues et systématiquement remises en cause, à l’inverse de la religiosité fragile de son père, dont il ne souhaitait même pas discuter, la foi, présumait-elle, étant comme un antique service à thé, magnifique et ancien mais à protéger de la lumière comme de la chaleur ; savoir, aussi, la fierté qu’il tirait de la liste toujours croissante des exploits de sa fille (des notes brillantes dans toutes les matières sauf en musique et en éducation physique, où sa gaucherie la trahissait, les prix en maths et les récompenses aux expo-sciences, les bourses d’éducation) ; les soudains outrages de l’adolescence, comprendre le corps féminin qui avait commencé à la surprendre de tant de manières, apprendre à assimiler les taches de sang dans ses sous-vêtements à la biologie reproductive, les œufs, les graines, les ovaires, le pollen et une chaîne d’actes charnels la reliant à l’ancêtre commun de tout ce qui vivait sur Terre ; ses premières escarmouches érotiques (un garçon nommé Jeremy dans le sous-sol meublé de sa maison tandis que sa mère donnait une fête au rez-de-chaussée ; un autre plus âgé, Elliot, dans sa chambre une nuit d’hiver où ses parents étaient coincés par la mousson dans un aéroport thaïlandais) ; sa fascination précoce pour les images O/BEC de HR8832/B, des paysages marins comme des illustrations victoriennes en couleur de Melville (Taïpi, Omou), une fascination précoce qui l’avait conduite à l’astrobiologie ; la bourse de Princeton (à la cérémonie de remise des diplômes, sa mère avait versé des larmes de fierté mais subi, cette nuit-là, la première d’une série d’attaques ischémiques qui culmineraient six mois plus tard en une crise fatale) ; l’enterrement où elle s’était forcée à rester debout bien droit à côté de son père alors qu’elle avait envie de se coucher et de faire disparaître le monde ; sa première véritable relation, une liaison universitaire avec un homme du nom de Mike Okuda obsédé lui aussi par les images O/BEC et qui avait admis fantasmer, lorsqu’ils faisaient l’amour, sur la possibilité de se trouver lui-même sous la surveillance invisible d’autres mondes ; la douleur de la séparation lorsqu’il avait accepté un boulot de conception de moteurs à effet Hall quelque part sur la côte ouest, et sa prise de conscience, suite à cela, que l’amour ne lui tomberait jamais dessus mais qu’il lui faudrait le construire à partir de ses composantes, avec l’aide d’un conjoint de bonne volonté ; son apprentissage à Crossbank, où elle élaborait des classifications provisoires pour des espèces végétales chthoniennes en se fondant sur les images sélectionnées par Obs (le péristome à quatre lobes, la pâle racine pivotante mise à nu par une tempête) ; sa rencontre avec Ray, lorsqu’elle avait confondu l’admiration qu’elle lui portait avec la possibilité de l’aimer, et leur première intimité physique, lorsqu’elle avait senti en Ray une réticence aux limites de la répugnance, réticence pour laquelle elle s’en était voulu ; l’érosion de leur mariage (Ray inlassablement soupçonneux et vigilant, rechignant même aux visites à des amis malades, son attitude distante durant la grossesse) et ce qui l’avait soutenue durant ce passage difficile (son travail, ses longues promenades loin de la maison, le poids des crépuscules d’hiver) ; la perte des eaux, l’accouchement, la mise au monde à l’hôpital, abasourdie et sous sédatifs, tandis que dans le couloir, Ray se disputait bruyamment avec un aide-infirmier ; le fascinant miracle que fut Tessa, le sentiment d’une espèce de divinité (aurait pu dire son père) dans cet échange des rôles, la fille devenant mère, témoin de ce qu’elle avait elle-même vécu autrefois ; sa frustration croissante lorsque les installations de Blind Lake avaient commencé à obtenir des images d’un monde nouveau et habité tandis qu’elle continuait pour sa part à cataloguer des algues et des fleurs de lagune ; le divorce, l’amère dispute autour de la garde de Tess, la peur physique de plus en plus grande que lui inspirait Ray, peur quelle écartait comme paranoïaque (mais à tort : c’était un vrai serpent) ; la mutation à Blind Lake, la satisfaction et la solitude, le blocus, Chris…

Comment pouvait-elle mettre cela en mots ? L’histoire ne se limitait pas à une seule. Elle était fractale, des histoires à l’intérieur d’histoires ; déballez-en une et vous les déballiez toutes, quod est superius est sicut quod est inferius… Et bien entendu, le Sujet ne comprendrait pas.

« Mais si, dit la Fille-Miroir.

— Si, quoi ?

— Il comprend. En partie, du moins.

— Mais je n’ai rien dit.

— Si, si. Tu as parlé et nous avons traduit pour toi. »

Intéressant, ce « nous » royal – la Fille-Miroir et ses sœurs dans les étoiles, supposa Marguerite… Mais le Sujet ne bougeait toujours pas.

« Non, dit la Fille-Miroir avec la voix de Tessa. Il parle. »

Vraiment ? Son orifice ventral fléchissait, ses cils ondulaient comme un champ de blé caressé par le vent. L’air sentit soudain le goudron chaud, la réglisse, le lait tourné.

« Même s’il parle, je ne comprends toujours pas.

— Ferme les yeux et écoute.

— Je n’entends rien.

— Écoute. »

 

La Fille-Miroir lui prit la main, et le savoir déferla en elle, trop de savoir, un tsunami de connaissances, bien trop important pour pouvoir l’organiser ou le comprendre.

(« C’est une histoire, chuchota la Fille-Miroir. Juste une histoire. »)

Une histoire, mais comment pouvait-elle la raconter alors qu’elle ne la comprenait pas elle-même ? Une tempête s’agitait sous son crâne. Idées, impressions, mots aussi évanescents que des rêves, qui risquaient de se volatiliser si elle ne les fixait pas aussitôt dans sa mémoire. Elle songea avec désespoir à Tess : s’il s’agissait là d’une histoire, comment la raconterait-elle à Tess ?

Cette envie d’organiser lui fut bénéfique. Elle s’imagina au pied du lit de sa fille en train de lui raconter une histoire sur le Sujet. Il est né… mais ce n’était pas le terme exact, mieux valait dire « venir à la vie »… Il est venu à la vie… non.

Recommençons.

Le Sujet…

La personne que nous appelons le Sujet…

 

La personne que nous appelons le Sujet (s’imaginait raconter Marguerite) vivait bien avant de ressembler un tant soi peu à ce qu’elle est devenue, bien avant de pouvoir penser ou se souvenir. Il y a des créatures – Tu te rappelles, Tess – qui vivent dans les murs des grandes ziggourats de pierre de la Ville, dans des terriers cachés. Des petits animaux, plus petits que des chatons, et très nombreux, avec leurs nids comme des villes minuscules dans la Ville elle-même. Ces petits animaux naissent sans protection, comme les mammifères et les marsupiaux, ils sortent la nuit pour se nourrir de sang aux mamelles du Sujet et de ses semblables, et regagnent avant l’aube l’abri des murs. Ils vivent, meurent et se reproduisent entre eux, et c’est tout, en général. En général. Sauf qu’une fois tous les treize ans, de la manière dont UMa47/E calcule les années, l’organisme des congénères du Sujet produit une espèce de virus génétique qui contamine certaines des créatures se nourrissant d’eux, et ces créatures contaminées changent de manière spectaculaire. C’est ainsi que le Sujet et ses semblables ont commencé leurs vies : comme une contamination virale chez une autre espèce. (Pas vraiment une contamination, plutôt une symbiose – Tu connais ce mot, Tess ? – initiée des millions d’années plus tôt, ou un dimorphisme sexuel bizarrement poussé à son extrême : le peuple du Sujet avait débattu de cette question sans parvenir à une conclusion.) La vie du Sujet avait commencé de cette manière. Comme des milliers d’autres créatures d’un an soudain trop grandes et trop maladroites pour regagner leurs terriers, il a été capturé et éduqué, éveillé à la conscience dans un établissement enfoui loin sous la Ville, un endroit dont il gardait de tendres souvenirs : chaleur, humidité des eaux d’infiltration, aliments sucrés dans les puits de nourriture ; l’évolution de son corps en quelque chose de nouveau, de fort et de grand ; la connaissance croissant d’elle-même dans son cerveau à l’instar de celle enseignée par ses tuteurs, pénétrant chaque matin une nouvelle chambre de son esprit. Son intégration graduelle dans la vie quotidienne de la Ville, en remplacement de travailleurs morts ou ayant perdu leurs facultés. La prise de conscience que la Ville était une grande machine et qu’il travaillait pour le bien-être de la Ville tout comme la Ville travaillait inlassablement pour lui.

La prise de conscience, aussi, de la place de la Ville dans l’histoire de son peuple et celle du monde. Il existait de nombreuses Villes comme la sienne, mais toutes différentes, chacune unique. Certaines minières et d’autres industrielles, certaines où vieux et infirmes allaient mourir dans l’oisiveté. Certaines étaient étrangères sur des continents loin de l’autre côté des mers peu profondes, et les tours faites de brique ou creusées aux flancs des montagnes y ressemblaient à d’immenses blocs rocheux. Le Sujet rêvait souvent de visiter en personne ces endroits. Au moment de son second cycle de fertilité, il avait voyagé loin de sa Ville de Ciel jusqu’à ses partenaires commerciaux du Nord, la Ville rouge grès de Réduction et celle noire de fumée d’Immensité, et il en était revenu, sachant qu’il n’effectuerait jamais de voyage plus important sauf en cas d’improbables et exceptionnelles circonstances. Il s’était aperçu qu’il aimait voyager. Il aimait se réveiller dans le froid du matin sur les plaines. Il aimait l’ombre des rochers au crépuscule.

Ses cycles de fertilité avaient peu d’importance pour lui. Il savait qu’au cours de son existence, il n’aurait guère qu’une ou deux véritables occasions de contribuer à la continuité génétique de la Ville, ses gamètes viraux se combinant avec d’autres dans le corps des petites créatures pour devenir morphologiquement actifs. Il trouvait néanmoins agréable, sur le plan abstrait, de savoir qu’il avait lancé son essence dans l’océan des probabilités, où elle pouvait revenir en flottant, à son insu, sous la forme d’un nouveau citoyen avec des idées et des odeurs neuves et uniques. Cela le faisait penser au long passé qu’on lui avait enseigné au cours de son éducation. La Ville était très vieille. L’histoire de son peuple, longue et modulée.

Ils avaient beaucoup appris au cours de leurs millénaires, élevés par la nature à une curiosité somnolente, à la création de choses avec leurs doigts. Ils avaient appris les voies des rochers et du sol, du vent et de la pluie, des nombres et du rien, des étoiles et des planètes. Quelque part sur la lune la plus proche d’UMa47/E, on trouvait les ruines d’une Ville que ses ancêtres avaient bâtie – au zénith d’un cycle particulièrement inventif – puis abandonnée car ni viable ni naturelle. Ils avaient distillé l’essence des atomes. Ils avaient construit des télescopes qui évaluaient les limitations de l’atmosphère, des métaux et de l’optique. Ils s’étaient mis à l’écoute des étoiles mais n’en avaient reçu aucun message.

Et longtemps auparavant (Marguerite imagina Tess les yeux écarquillés), ils avaient construit de subtils calculateurs quantiques d’une complexité quasi infinie qui avaient exploré les mondes habités les plus proches. (Exactement comme on a fait à Crossbank, imagina-t-elle Tess dire, exactement comme à Blind Lake !) Et ils ont appris ce que nous apprenons en ce moment : les technologies conscientes donnent naissance à des formes de vie entièrement nouvelles. Ils avaient découvert des mondes plus anciens et d’autres plus jeunes que le leur, des mondes sur lesquels la même configuration s’était répétée. La conclusion coulait de source.

Les machines qu’ils avaient construites rêvaient dans la profondeur de la substance de la réalité et, dans leurs rêves, en découvraient d’autres comme elles.

C’était, croyait le Sujet, un cycle de vie bien plus lent mais tout aussi inévitable que le cycle de vie de ses semblables : un drame de la création, de la transformation et de la complexité qui se jouait sur des millions d’années.

Le Sujet y pensait souvent : la grande époque des Cités Observatrices d’Étoiles, leurs télescopes quantiques, et les structures qui étaient nées et avaient grandi en lignes hésitantes sur la surface de la planète, des structures ne ressemblant à rien de ce que son peuple avait construit ou envisagé de construire, des structures comme d’immenses cristaux à nervures ou d’énormes protéines, des structures dans lesquelles on pouvait entrer mais dont il était difficile de sortir, des structures conduisant au cœur de la machinerie vivante de l’univers, des structures, en un sens, elles-mêmes vivantes.

(Des structures comme celle-ci, comprit Marguerite.)

Mais le Sujet n’avait jamais espéré voir une de ces structures de ses yeux. Aucune Ville n’avait été placée près de l’une d’elles depuis des siècles. Le Sujet et ses semblables avaient appris à les éviter, les avaient écartées comme des portes ouvrant sur des pièces qui défiaient la compréhension. Ils avaient construit leurs Villes ailleurs et refréné leur curiosité.

Le Sujet s’était néanmoins souvent interrogé sur ces structures. Il trouvait dérangeant et intrigant de penser à son espèce comme à un lien entre les créatures dépourvues de pensée qui se nourrissaient de lui la nuit et celles qui enjambaient les étoiles.

Ces sentiments occasionnels mis à part, il menait une vie d’une monotonie saine, routine cyclique équilibrée, complète et satisfaisante. Il travaillait dans une usine animée en remplacement d’un outilleur mourant. Il servait bien sa Ville et ses heures se ressemblaient d’une manière satisfaisante. À la fin de chaque journée, il construisait un idéogramme pour représenter ce qu’il avait ressenti, pensé, vu et senti durant son cycle de travail. Les idéogrammes se ressemblaient beaucoup, comme ses journées, mais comme ses journées, il n’y en avait pas deux d’identiques. Une fois les murs de sa chambre recouverts d’un bout à l’autre d’idéogrammes, il mémorisait la séquence et effaçait tout pour recommencer. Dans sa vie, il avait mémorisé vingt séquences entières.

Cela semblait ennuyeux (s’imagina dire Marguerite à Tess), mais cela ne l’était pas. Le Sujet, comme tous ses semblables, restait souvent longtemps immobile, mais jamais insensible. Son immobilité regorgeait de stimuli dégustés : les odeurs de l’aube et du crépuscule, la texture de la pierre, les subtilités des saisons, la manière dont les souvenirs imprégnaient le silence jusqu’à ce qu’il en déborde. Il se trouvait parfois en prise à une étrange mélancolie, que ses congénères qualifiaient de vestige atavique de sa vie de créature nocturne dépourvue de pensée – nous autres humains appellerions cela solitude, qu’il ressentait lorsque, depuis les routes en colimaçon de sa tour d’habitation, il regardait les nombreuses autres tours de la ville, les champs irrigués verts et humides ou les plaines sèches sur lesquelles les vents faisaient tourbillonner la poussière dans le ciel blanchissant. C’était un sentiment du genre Je veux, je veux, un désir sans objet. Cela ne tardait jamais à passer, non sans lui laisser un arrière-goût de tristesse, étrange et piquant.

Puis, un jour, un nouveau sentiment l’a submergé.

Les civilisations qui donnaient naissance aux structures en étoile n’étaient jamais tout à fait les mêmes. (Oui, la nôtre y compris : je ne sais pas à quel point nous changerons, Tess, juste que nous ne serons jamais ce que nous étions avant ce siècle.) Les structures en étoile ont pris conscience de notre présence dès nos premiers coups d’œil sur UMa47/E. Elles ont senti Blind Lake, nos O/BEC, la présence de ce qui a dû leur sembler une nouvelle mentalité d’enfant. (Je ne sais pas s’ils ont appelé Fille-Miroir la leur) Ils savaient que nous observions le Sujet, et le Sujet n’a pas tardé à le savoir aussi. Nous sommes devenus une présence dans son esprit. (Est-ce qu’on t’a déjà parlé du principe d’incertitude, à l’école, Tess ? Parfois, il suffit d’observer une chose pour en changer la nature. On ne peut jamais regarder une chose sans qu’on nous regarde ni en voir une en passant inaperçus. Tu comprends ?)

La vie du Sujet n’a tout d’abord pas changé. Il savait qu’on l’observait, mais cela n’avait aucune importance. Nous étions loin dans l’espace et le temps, nous ne signifions rien pour la Ville de Ciel. Nous n’étions dans sa vie qu’un frémissement dans ses glyphes quotidiens, un arôme inconnu dans le lointain.

Mais nous avons commencé à nous placer entre le Sujet et la chose qu’il préférait au monde.

Du fait de leur étrange phylogenèse, les congénères du Sujet ne s’accouplaient jamais, ne se liaient jamais en couples, ne tombaient jamais amoureux. Leur loyauté épigénétique primordiale allait à la Ville dans laquelle ils avaient vu le jour. Le Sujet aimait la Ville à la fois de manière abstraite – comme le produit d’innombrables siècles d’efforts communs – et pour elle-même : ses allées poussiéreuses et ses couloirs élevés, ses tours ensoleillées, ses puits à nourriture mal éclairés, son chœur quotidien de bruits de pas et de silences apaisants la nuit. La Ville lui paraissait parfois plus réelle que ses habitants. La Ville le nourrissait et s’occupait de lui. Il aimait la Ville et se sentait aimé en retour.

(Mais nous l’avons différencié, Tess. Nous l’avons rendu différent, et d’une manière que ses congénères n’ont eu aucun mal à sentir. Parce que nous l’observions, et parce qu’il le savait, sa relation avec la Ville de Ciel changeait soudain de nature : il s’en sentait désuni, écarté, soudain seul d’une manière dont il n’avait jamais été seul jusqu’ici. (C’est vrai : seul parce que nous étions avec lui !) Il a vu la Ville comme d’un autre œil, et ni la Ville ni ses congénères ne l’ont plus regardé de la même manière.

Cela l’a rendu malheureux. Il s’est mis à penser de plus en plus souvent aux structures en étoile.

Ces structures lui avaient presque paru une légende, une histoire qui se créait à force d’être racontée. Il comprenait maintenant qu’elles existaient bel et bien, que les conversations entre les étoiles ne cessaient jamais et que le hasard l’avait élu comme représentant de son espèce. Il a commencé à envisager de se rendre à la structure la plus proche, néanmoins très éloignée de sa Ville, dans le désert occidental.

Pour une personne de son âge, un pèlerinage sortait de l’ordinaire. La croyance générale voulait qu’un pèlerin pénétrant dans une structure en étoile se voie assimilé dans une intelligence plus vaste, destin peu séduisant pour les jeunes, même si les vieillards et les individus proches de la mort se sentaient parfois appelés à effectuer le voyage. Le Sujet a commencé à sentir un lien entre son destin et les structures en étoile, aussi s’est-il mis à organiser son voyage, d’abord avec négligence, puis avec de plus en plus de sérieux au fur et à mesure que son étrangeté lui attirait ostracisme, ignorance dans les assemblées de nourriture et indifférence sur son lieu de travail. Que pouvait-il faire d’autre ? La Ville ne l’aimait plus.

Cela ne l’empêchait pas, lui, d’aimer la Ville, et lui dire au revoir l’a fait terriblement souffrir. Il a passé une nuit entière seul sur un balcon élevé, à savourer la combinaison unique de lumières et d’ombres de la Ville ainsi que les ombres subtiles et changeantes des lunes dans les voies de communication. Il lui a semblé aimer tout cela à la fois, chaque pierre et chaque pavé, chaque puits, citerne, cheminée noire de suie et champ vert odorant. Sa seule consolation était que la Ville continuerait sans lui. Son absence la blesserait peut-être en surface (il faudrait le remplacer), mais cette blessure ne tarderait pas à guérir et la Ville dans sa bienveillance oublierait jusqu’à son existence. Ce qui était très bien.

Il n’a eu aucun mal à localiser la structure en étoile. L’évolution avait doté le Sujet et ses congénères de la capacité à détecter d’infimes variations dans le champ magnétique planétaire : le nord, le sud, l’est et l’ouest lui paraissaient aussi évidents que le haut et le bas pour nous. Le nom dont ils avaient baptisé la structure tenait en quatre voyelles aspirées qui définissaient son emplacement avec autant de précision qu’un dispositif GPS. Mais il savait que le voyage serait long et difficile. Il a mangé autant que possible, emmagasinant humidité et substances nutritives dans les replis de son corps. Il a pris soin de ne pas franchir de trop grandes distances dans une même journée. Il a vu des choses qui ont excité sa curiosité et suscité son admiration, comme les ruines emplies de dunes d’une Ville si ancienne qu’elle n’avait pas de nom, une Ville abandonnée des éternités avant sa naissance. Il s’est souvent reposé. Il a néanmoins fini son voyage faible, déshydraté, désorienté et dépourvu.

(Je crois qu’il avait pitié de moi, Tess, parce que je n’avais jamais aimé une Ville, tout comme j’étais tentée de le plaindre de n’avoir jamais aimé un de ses semblables)

Lorsqu’il a trouvé la structure en étoile, elle lui a paru moins impressionnante que prévu, cette agglomération étrange mais poussiéreuse de voûtes et d’arêtes au cœur de laquelle, il le savait, il y avait eu autrefois un processeur quantique, une machine construite par ses ancêtres au sommet de leur intelligence. Était-ce vraiment son destin ?

Il a mieux compris lorsqu’il est entré dedans.

(Je ne peux expliquer cela qu’en partie, Tess. Je ne sais pas de quelle manière les structures en étoile font ce qu’elles font. Je ne sais pas vraiment ce que veut dire la Fille-Miroir quand elle parle de ses « sœurs dans les étoiles » et affirme que cette structure est l’une d’elles. Je pense qu’il y a là des points extrêmement difficiles à comprendre pour un esprit humain)

Le Sujet a compris que ce qui l’attendait plus loin dans la structure était un genre d’apothéose : sa mort physique, mais pas la fin de son être.

Avant que cela se produise, toutefois, il voulait en savoir davantage sur nous, peut-être autant que nous avions voulu en savoir plus sur lui.

Voilà pourquoi la Fille-Miroir m’a amenée à lui. Pour dire bonjour. Pour raconter une histoire. Pour dire au revoir.

(Une histoire comme cette histoire-là. Cela tient-il debout, Tess ? J’aimerais que ça se termine mieux Et désolée pour tous les mots compliqués.)

 

À l’ouest, la nuit n’allait plus tarder à envahir les plaines. Le ciel d’un bleu de soie, derrière les voûtes, s’assombrissait de plus en plus et l’obscurité grandissait comme une chose vivante dans les canyons et sous les terrasses rocheuses face à l’est. Marguerite avait étrangement sommeil, comme si les conséquences du choc l’avaient vidée de toute énergie.

Le Sujet avait terminé son histoire. Il voulait maintenant achever son voyage. Il voulait aller au cœur de la structure en étoile et découvrir ce qui l’attendait là-bas. Sentant son besoin de s’éloigner, Marguerite rechigna soudain à le laisser partir.

Elle demanda à la Fille-Miroir : « Je peux le toucher ? »

Un silence.

« Il dit oui. »

Elle tendit la main et fit un pas en avant. Le Sujet resta immobile. La main de Marguerite semblait pâle, comparée à la texture rugueuse de la peau du Sujet. Elle posa ses doigts sur le corps, au-dessus de l’orifice ventral. Il avait la peau comme de l’écorce flexible chauffée par le soleil. Il la dominait, et il sentait abominablement mauvais. Elle se raidit et plongea son regard dans ses yeux blancs et neutres. Voyant tout. Ne voyant rien.

« Merci, murmura-t-elle. Désolée. »

À pas lourds et pesants, le Sujet se détourna. Ses énormes pieds firent sur le sol sableux comme un bruissement de feuilles mortes.

 

Lorsqu’il eut disparu dans les profondeurs ombragées de la structure en étoile, Marguerite, pressentant que sa propre présence en ces lieux touchait à sa fin, s’agenouilla à côté de la Fille-Miroir.

Comme c’est étrange, pensa-t-elle, de voir cette chose, cette entité, sous la forme de Tess. Comme c’est trompeur.

« Combien d’autres espèces intelligentes avez-vous connues, toi et tes sœurs ? »

La fille-Miroir inclina la tête sur l’épaule, un autre geste emprunté à Tess. « Des milliers et des milliers d’espèces ancêtres, répondit-elle. Sur des millions et des millions d’années.

— Vous vous souvenez de toutes ?

— De toutes. »

Des milliers d’espèces intelligentes sur des mondes orbite autour de milliers d’étoiles. La vie, se dit Marguerite, et sa quasi-infinité de variations. Toutes semblables. Toutes différentes. « Ont-elles quelque chose en commun ?

— Sur le plan physique ? Non.

— Quelque chose d’intangible, alors.

— L’intelligence l’est.

— Quelque chose de plus. »

La Fille-Miroir sembla réfléchir à la question. Peut-être consultait-elle ses « sœurs ».

« Oui », finit-elle par répondre. Ses yeux brillaient, pas du tout comme ceux de Tess. Elle avait une expression solennelle. « L’ignorance, dit-elle. La curiosité. La douleur. L’amour. »

Marguerite hocha la tête. « Merci.

— Maintenant, dit la Fille-Miroir, je crois qu’il faut que tu ailles aider ta fille. »

Blind Lake
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